Combler l’écart invisible : comment Claudius Thomas utilise l’agritechnologie pour relier les petites fermes aux grands marchés
Les fins de semaine et pendant la période des récoltes, une économie alimentaire discrète circule à travers les messages WhatsApp et les discussions de groupe. Des agriculteurs y publient des photos de légumes fraîchement cueillis. Les membres de la communauté y répondent avec de brèves questions : « En avez-vous d’autres? », « Combien? », « Puis-je passer aujourd’hui? » La livraison est parfois possible, mais souvent non.
C’est ainsi que de nombreux agriculteurs noirs et immigrants au Canada vendent leurs produits. Les transactions sont constantes et basées sur la confiance, mais elles demeurent largement invisibles aux marchés officiels. Il n’existe aucun système partagé pour la gestion des stocks, l’établissement des prix, la logistique ou la mise à l’échelle. La nourriture circule, mais les entreprises, elles, peinent à croître.
« Ces agriculteurs récoltent et publient sur WhatsApp, et leurs proches demandent : “As-tu ceci? Combien? Puis-je passer? Peux-tu livrer?” », explique Claudius Thomas. « J’ai vu ce comportement et je me suis dit : il doit bien y avoir une façon plus simple de faire. »
Thomas a remarqué cette tendance d’abord à Windsor (Ontario), dans le cadre de son travail auprès d’une entreprise sociale, puis de nouveau après avoir déménagé à Ottawa. Des agriculteurs de Gatineau utilisaient les mêmes méthodes. Les outils variaient légèrement, mais la structure restait la même. Les aliments étaient cultivés et vendus en dehors de tout système permettant des ventes répétées, du financement ou une planification à long terme.
Ce que Thomas constatait n’était pas un manque d’effort ou de demande, mais bien un manque d’infrastructure.
Entre les petites fermes et les acheteurs institutionnels de grande envergure se trouve un écart que peu de producteurs parviennent à franchir. Les fermes sont trop grandes pour ne compter que sur les réseaux familiaux, mais trop petites pour répondre aux exigences de volume, de régularité et de paperasse imposées par les chaînes d’alimentation et les distributeurs. Elles sont productives, mais informelles. On désigne souvent cet espace comme « l’écart invisible ».
« Cet écart est devenu le véritable problème », explique Thomas. « Les agriculteurs sont déjà là. Les clients sont déjà là. Ce qui manque, c’est le système entre les deux. »
Plutôt que de créer un programme de subvention ou une intervention ponctuelle, Thomas a choisi de bâtir une infrastructure. Cette décision a mené à la création de FRED (Farming Resource for Equitable Distribution), une plateforme numérique conçue pour relier directement les agriculteurs aux consommateurs à l’échelle locale.
« L’idée est simple », dit-il. « On prend son téléphone, on va sur le marché en ligne, on passe une commande, puis on la récupère ou elle est livrée. »
Cette simplicité est volontaire. FRED n’a pas été conçu pour changer les méthodes agricoles, mais pour rendre visibles et reproductibles des transactions déjà existantes. La technologie formalise ce qui se faisait déjà, tout en l’intégrant dans une structure pouvant soutenir la croissance.
Même si Thomas travaille dans le domaine de l’intelligence artificielle, l’agriculture n’était pas un choix évident sur papier. C’est devenu une évidence lorsqu’il a commencé à réfléchir au risque.
Pendant la pandémie, Thomas a cartographié les secteurs capables de résister aux perturbations. L’agriculture s’est imposée. « Peu importe la catastrophe, nous devons manger », dit-il. « Peu importe la catastrophe, nous avons besoin de médicaments. Quelqu’un doit les produire. Quelqu’un doit les acheminer. »
Cette certitude a façonné sa façon d’envisager l’IA. Plutôt que d’automatiser le travail ou de chercher l’efficacité à tout prix, Thomas a mis l’accent sur la réduction de l’incertitude dans un secteur aux marges faibles et où les erreurs sont coûteuses.
Pour lui, l’IA est moins une innovation qu’une infrastructure.
Un des exemples les plus parlants est le modèle de franchise intégré dans l’écosystème FRED. Des agriculteurs chevronnés utilisent des données, des expérimentations et une planification rigoureuse pour déterminer quelles cultures conviennent à quels terrains et dans quelles conditions. Ce savoir est ensuite structuré de façon à permettre aux nouveaux agriculteurs de démarrer sans devoir tout recommencer à zéro.
« Le modèle de franchise nous permet de faire le travail préparatoire », explique Thomas. « Trouver les terrains, sécuriser le financement, faire la planification. Quand un agriculteur commence, il ne part pas à l’aveuglette. »
Il précise que son approche ne vise pas à remplacer les agriculteurs par la technologie, mais à raccourcir leur courbe d’apprentissage. « Cela réduit le risque », dit-il. « Ils n’ont pas à faire les erreurs dans l’écosystème. »
Cette philosophie explique aussi pourquoi Thomas consacre l’essentiel de ses efforts aux agriculteurs plutôt qu’aux clients.
« Depuis le mois de mai, environ 80 à 90 % de mon temps a été consacré à l’intégration des agriculteurs », dit-il. « Si nous parvenons à faire en sorte que davantage de gens se lancent dans l’agriculture, cela permettra aussi de faire croître l’entreprise. »
Cette approche va à l’encontre de la logique habituelle des plateformes, qui misent souvent sur la croissance du nombre d’utilisateurs. Ici, la mise à l’échelle commence par la production. Sans agriculteurs capables de produire de façon constante et rentable, aucune demande des consommateurs ne peut faire fonctionner le système.
Le travail de Thomas va aujourd’hui bien au-delà du logiciel. Il a établi des partenariats avec des agents immobiliers pour repérer des terres agricoles, avec des institutions financières pour soutenir l’achat ou la location, et avec des courtiers capables de transformer des plans agricoles en modèles d’affaires acceptables pour les prêteurs.
« Mon travail a évolué vers la création d’un véritable écosystème », explique-t-il. « Des agents immobiliers pour trouver la terre. Des financiers pour l’acquérir. Des courtiers pour élaborer des plans d’affaires que les prêteurs et les investisseurs accepteront. »
L’accès à la terre constitue une contrainte majeure. Beaucoup d’agriculteurs n’ont pas le capital nécessaire pour acheter une propriété. Louer une terre pendant trois à cinq ans leur permet d’entrer dans le secteur agricole, d’acquérir de l’expérience et de générer des revenus avant d’assumer les risques liés à la propriété.
« Ils n’ont pas nécessairement besoin d’acheter », affirme Thomas. « Ils peuvent louer, se lancer dans l’agriculture, puis bâtir à partir de là. »
Si un nombre suffisant d’agriculteurs produisent dans une zone géographique restreinte, le système peut fonctionner comme un grand fournisseur tout en gardant les fermes indépendantes. FRED limite la livraison à environ 50 à 75 kilomètres, une contrainte qui permet de maintenir une logistique raisonnable et de soutenir les chaînes d’approvisionnement locales.
« Si nous avons suffisamment d’agriculteurs qui produisent ce que les gens veulent manger, alors ça fait sens », dit-il. « Plusieurs fermes, livrant dans ce rayon. »
Pour Thomas, la réussite ne se mesure pas en téléchargements ou en valorisations. Elle se mesure à la capacité des agriculteurs de vivre de leur production, toute l’année.
« Ce que je veux voir, ce sont des agriculteurs noirs capables de produire de manière rentable, durable, 24 heures sur 24, 365 jours par année », conclut-il.